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Ne plus être productive

J’ai écrit à ma kiné hier, histoire d’avoir de ses nouvelles, de la sentir présente. Je suis lui ai envoyé une photo de moi sur le ballon d’exercice, ça l’a fait marrer. C’est la seule soignante avec qui je peux faire ça, parce que bon, on est devenues copines à force de se voir deux fois par semaine depuis un an et demi. Parfois, quand ça ne va pas, on ne fait même pas de séance, j’arrive et je pleure une demi-heure, elle m’écoute et puis ça me soulage.

Bon, là, évidemment, je n’ai plus aucun rendez-vous médical, plus de kiné, de médecin généraliste, de psy, ma neurologue non plus. Mon ordonnance de morphine a expiré. C’est stressant ce parcours de soin qui s’arrête brutalement. L’endométriose est une maladie extrêmement solitaire et je me dis que je suis armée pour faire face à ça.

C’est marrant, je me disais, cette période ne changera pas grand-chose à mon quotidien ou du moins, de certains temps longs de mon quotidien. Je me disais, je ne travaille déjà plus, parfois ne sors pas pendant des jours, des semaines, mon quotidien est déjà organisé autour du fait de rester chez moi. Mais je n’avais pas bien réalisé, hors crise, que ce quotidien s’organise autour de rendez-vous médicaux, qui structurent mes journées, mais aussi canalisent ma culpabilité à ne plus travailler. Je me dis que quand je prends soin de ma santé, c’est légitime de ne pas pouvoir travailler.

Ce qui vient appuyer un peu plus sur la culpabilité aujourd’hui, c’est que j’ai moins mal depuis samedi. Alors, pour combien de temps ? C’est toujours l’histoire de quelques jours, parfois avec de la chance, de deux semaines. Je sais pourquoi j’ai moins mal : je suis sortie de la période de crise qui a duré une quinzaine de jours ce mois (entre les règles et ovulation) ET je ne fais plus rien. Ce repos presque total fait que mon corps tire moins, manifestement mes douleurs neuropathiques s’en trouvent calmées[1], et je ne suis plus soumise à l’obligation de courir les médecins. J’ai moins mal et franchement, je prends.

Je n’arrive plus à ouvrir un livre depuis que je suis malade. Et ça me fait honte parce que je suis censée faire un travail intellectuel. En fait, c’était très compliqué d’expliquer à mon entourage comment la maladie (et tout ce que ça contient : douleur, violence, rdv, etc.) crée une charge mentale énorme qui laisse très peu de place à autre chose. Alors oui, vous êtes chez vous, oui le travail est entre parenthèses, mais vous n’avez que peu d’espace intellectuel et émotionnel. Et dans le cas d’un travail de thèse, on a beaucoup de mal à envisager qu’il ne puisse pas continuer à être réalisé, car justement il ne demande pas d’efforts physiques, de déplacements, qu’on peut presque travailler de son lit. C’est sous-estimer la charge psychique de la thèse et sous-estimer celle de la maladie.

C’est un peu comme le confinement, hier je voyais passer un tweet qui disait « je ne ferai pas la moitié de ce que j’avais prévu ». En effet. Il ne faut pas s’y tromper, si certains sont partis avec l’ambition de lire tout Dostoïevski et visiter tous les musées de France et de Navarre, beaucoup se rendront compte très vite que s’ils arrivent à gérer le quotidien et leur anxiété, ça sera déjà énorme. Parce qu’on a pas toustes les moyens de « romantiser le confinement »[2] déjà, et puis parce que la situation est anxiogène, pour soi, pour les autres, ses proches, pour la situation sociale, parce qu’on ne vit pas sur une île en-dehors des contingences matérielles de ce monde et des violences institutionnelles et policières qui ne manqueront pas de s’exercer sur nous.

De la même manière que non, quand je suis en arrêt maladie (depuis de très nombreux mois donc), je n’en « profite » pas pour relire l’intégrale de Brecht. Je ne suis ni au travail (je fais une thèse en théâtre), ni en vacances. Je suis en maladie. Ça veut dire que mes projections, mon imaginaire, ma vie économique, mes efforts journaliers sont tournés vers l’amélioration constante de ma santé. Et parfois, je fais des burn-out. Ça paraîtra peut-être impensable à celleux qui travaillent, mais parfois je suis au bout, j’ai besoin de vacances, en dehors de chez moi, ou il n’y a plus la maladie, juste les copaines, la coinche, ou les mondiaux télé de pétanque.

Ces moments de burn-out se traduisent par l’épuisement, le sentiment de plus pouvoir avancer, que mon corps s’arrête, le sentiment difficile, mais que j’ai appris à maîtriser, de vouloir en finir. Parce que je n’imagine pas ma vie encore vingt ans comme ça. Je fais alors une pause, j’arrête tout, j’appelle à l’aide, on me répond, et je dépose mes valises quelque part. Et je repars. J’ai appris à y faire face, mais ça m’a pris beaucoup (beaucoup) de temps. Ce temps qui m’est essentiel pour apprendre à gérer que la vie bascule alors dans un autre paradigme : celui de la maladie, qui n’est plus un temps productif au sens capitaliste.

Le temps libre ne l’est plus quand il est rempli par l’anxiété de la maladie, il ne l’est pas non plus quand il est contraint par un formulaire fourni par le ministère de l’Intérieur. Il n’est pas libre quand c’est un temps inquiet, un temps anxieux. J’ai accepté de ne plus être productive et de ne plus souscrire aux injonctions au travail ou à la culture légitime. Mais parfois, j’ai encore honte, et c’est un peu, toujours, une bataille.


[1] Il sera intéressant d’interroger dans la maladie chronique l’injonction culpabilisante à être une « bonne malade » notamment dans le fait de devoir « bouger », ne pas « rester sur son canapé ».

[2] De cette banderole italienne où on peut lire « la romantisation du confinement est un privilège de classe », à laquelle je rajouterais « et de personnes valides » mais ça reviendrait exactement au même.

Par Capucine Larouge

J'ai bientôt trente ans et une endométriose invalidante. Je suis souvent très en colère, alors, j'ai décidé d'organiser cette colère ici. J'aime les filles, la lutte des classes et la morphine.

6 réponses sur « Ne plus être productive »

C’est un article qui ajoute une belle pierre à l’édifice en permettant de comprendre la solitude de celles qui souffrent d’endométriose.

Merci pour ce bel article … ça me parle tellement cette notion de charge et d’incapacité à faire autre chose que tenter de se guérir. Cette charge que l’on porte sur ses épaules sans que personne ne la voit, et qui est d’autant plus lourde qu’on peut sembler avoir une vie bohème ou légère à passer du temps à la maison … mais c’est juste un confinement forcé par la douleur. Et c’est difficile de se définir par autre chose qu’une maladie qui prend le pied sur tous nos projets.. sauf les RDV médicaux qui sont des petites graines d’espoir de guérison. Je suis moi aussi en thèse et j’ai envie de dire « en endométriose » car c’est un travail de plein temps de gérer la douleur, et le reste de sa vie. Mais en tout cas bravo car toute cette route (RDV, écriture, partage, …) et tous ces efforts, j’imagine porteront leurs fruits 🙂 Bon courage

Sur la « bonne malade », j’ai beaucoup aimé le livre de Ruwen Ogien « Mes Mille et Une nuits, la maladie comme drame et comme comédie »

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